Deux textes pour deux expériences, d'introspection à"l'extrospection", ne sommes-nous pas composées de ces lieux qui nous ont faites et de ceux que nous allons chercher ?
Est-ce juste moi ou passons-nous la première moitié de notre vie à courir et la seconde à réfléchir ? Pendant les premières années de ma vie, j'étais totalement engagée dans le mouvement, vers l'avant. Il me semble qu'il ne me reste plus rien d’autres à faire maintenant que de ralentir et de regarder en arrière.
A la moitié de ma vie, j'ai quitté ma «terre natale» et ma famille. Cela semble tellement sentimental "ma terre natale" mais ma langue offre peu d'alternatives, seulement "patrie" ou "vieux pays ». La «patrie» est peut-être la plus vraie des trois… .. Bien plus que seul, l’endroit de naissance. Les couleurs d'un paysage, la forme des montagnes, la profondeur d'un lac d'été, la morsure des hivers gelés ou l'odeur de l'herbe fraîchement coupée sur laquelle j'ai grandi. Ces premières expériences ont gravé des souvenirs trop lointains pour se les rappeler, sauf à travers des odeurs ou des rêves, comme le lait maternel ou le balancement d'une berceuse nocturne du père. Un champ de blé doré et un immense ciel bleu me rassurent de la même manière que les bras de ma mère pouvaient supporter avec facilité, le poids de son nouveau-né. Ces premiers lieux dans lesquels nous sommes nés nous contiennent, je regarde en arrière et je sens dans le creux de mon ventre l'importance de ces lieux. Pourtant, ils ne sont pas mes seuls professeurs, ils ne sont pas mon seul lieu saint, ils ne sont même pas mes terres d’accueil.
Peu de temps après mon vingtième anniversaire, dans un fantasme d'aventure et sur les plumes de la queue de l’idée qu’une éducation vaut mieux faire, que rêver, que bouger, et parcourir le monde sont mieux que s’asseoir, j’ai quitté le Canada pour une aventure européenne.
Un an à l'étranger a été l'occasion de rassembler de nouvelles odeurs visuelles et sonores que j’ai ajoutées à ma collection de connaissances. Arrivée finalement dans un petit village du Minervois (sud de la France), je suis tombée tête baissée, amoureuse du lieu. J’ai été alors curieuse de comprendre comment cela s'était passé. Je suppose que dans toutes les histoires d'amour, on est surpris d'être à ce point balayé. Comme si tomber amoureux était une expérience singulière et unique. Je me suis immédiatement sentie chez moi dans ce nouveau paysage, la lumière chaude et le climat doux et sec me vont comme un souvenir ancien. Je dis «tombée amoureuse» mais c'était plutôt «tomber à la maison», plus doux et plus rassurant. Je me suis attardée dans ce nouveau paysage de collines vallonnées de romarin sauvage, de genièvre et de thym, ivre de l'odeur du soleil brûlant et des herbes sauvages. Des fleurs d’amandier à la place de glace et de neige, je me suis attardée pendant si longtemps que les racines ont commencé à pousser, me plantant dans le sol rouge et sec de cette maison d'adoption. Petit à petit mon cœur s'est fendu en deux.
Les linguistes débattent de «l’hypothèse de la période critique», une théorie selon laquelle la langue s’acquiert le plus facilement dans les toutes premières années de notre vie et qu’entre l’âge de cinq ans et l’adolescence, l’acquisition du langage devient beaucoup plus difficile et donc moins réussie. La langue maternelle est notre langue d'origine, littéralement, elle est faite de ses mots prononcés de la bouche des mères, premiers professeurs. Notre mère patrie nous imprime-t-elle alors plus vivement ces premières années «critiques» de la même manière ? Est-ce que le berceau du sol dans lequel nous sommes nés est davantage chez nous que n'importe quelle autre terre? Parce que peu importe le vaste confort de mon nouvel habitat, je ne peux pas m'installer complètement ici. Le mal du foyer me frappe comme un poids et je me souviens de mon droit temporaire à l’espace…
Mais ce que je reconnais, c'est l'amour littéral que je ressens pour mes deux maisons et je connais maintenant le sentiment d'avoir un cœur vivant à deux endroits. Le désir de mes paysages d'origines est toujours réconforté par la sécurité profonde et le sentiment de paix du paysage de ma maison d'adoption. Je renferme dans mon cœur battant cette terre sur laquelle j'ai décidé de m'enraciner autant que ma terre natale qui continue de me contenir.
Ajo
Alberta - Ajo
Beaufort - Ajo
Vignes - Ajo
L'identité et le territoire comme un mouvement
Je suis mer, je suis soleil, je suis ville monde. Je n’ai pas de terre matricielle mais une cité méditerranéenne comme berceau. Naître en grande ville, ce n’est pas naître sur un territoire mais dans un réseau, c’est venir au monde dans un mouvement d’arpentage, c’est se partager un espace, c’est moins d’héritage que de partage. C’est venir en maillon d’une chaîne humaine, dans la proximité, et se trouver au milieu des autres. Mon corps est né au milieu d’un million d’habitants venus des quatre coins de la planète, se partageant un rivage, lieu du mélange. La différence et le dissemblable sont la première intrigue de mon enfance. Ces amis multiples et étranges ont incarné un territoire comme un assemblage de portes ouvertes sur d’autres modes de vie. Des voix appelant depuis d’autres quartiers, des espaces donnant sur l’aventure de proximité. S’échapper de son pré-carré, non sans risque. Dès petite un certain danger du voyage est présent dans le Babel des rues où se retrouve tout leur pays. Construire ses amitiés bigarrées, c’est apprendre à donner dans l’incertitude d’un retour. Grandir dans une constellation culturelle invite à de drôles d’amours. La diversité est une base miroir de notre premier rapport au monde. Un biais, une chance offerte d’apprendre à arpenter. Naître à Marseille, c’est devenir soi-même en se voyant dans la possibilité d'une autre. Archipel, multiplicité, il n’y a pas de racines à nos pieds mais des rhizomes qui se multiplient sans cesse sans terre et avec peu d'eau. C’est pousser dans la famille d’à côté, c’est être de là, avec tout ce monde.
Couleur, saveur, odeur. Je me fonds dans une communauté bigarrée qui bâtira mon non-cadre. Nos premiers lieux, ceux où nous prenons vie, nous offrent nos premiers mots. Langue maternelle, paternelle, amicale, amoureuse. Nos premières valeurs germent dans nos premiers échanges. Grandir c’est échanger. Le verbe et la musique rythment nos premiers émois ; les chants et les langues inconnues dessinent nos rimes incertaines. Naître au milieu du monde ouvre à un état de quête permanente. Qui suis-je. D’autres façons de se dire et de se penser nous sont possibles. Qui est l’autre ? La langue inconnue force le ton. L’enfance est une intrigue, je suis la complexe Marseille. La hauteur du verbe ambiant force l’audace et l’arrogance dans une compréhension approximative. Je cultive cette liberté de se parler sans se comprendre mais de s’apprendre. La rue d’à côté est une opportunité ou une arnaque.
Je suis mille personnes. Je suis la ville effrontée, qui parle trop, qui ruisselle grossière et paye ses malversations. Je me sens toujours à hauteur de port, ouverte. Ma ville se prolonge sous mes pas, me procure la soif et la faim. Insatiable. Elle est mon âme comme elle me pousse à partir, à poursuivre toujours ce même mouvement.
Et puis un jour partir, trouver dans le même élan encore d’autres identités. Le bleu fait place au vert. Partir d’un endroit, c’est trouver d’autres passages, c’est s’élaborer encore, dans d’autres façons de vivre, mon premier monde comme moteur.
CJ
Ainsi l’esprit du Midi m'habite. De sa première dose de lumière, de cet énergie frondeuse et lumineuse, il est contre l’ombre. Partout j’irai chercher l’essence même de la puissance, de la lutte. « La pensée de midi est un éloge de la mesure face à la démesure. Pensée solaire, inscrite dans les entrailles d’un grand héritage méditerranéen, elle n’est en rien une pensée tiède. Elle cherche au contraire à midi, moment de haute lumière, un équilibre fait de tension entre des pôles contradictoires » Cette volonté de lumière est une volonté de ne pas démissionner et toujours se renouveler, elle permet de croire en la fraternité, en la pensée libre comme ligne de vie. De Marseille au Minervois, dans cette translation, ne pas laisser l’ignorance et l’obscurantisme prendre le pas. Changer de lieu c’est se nourrir d’esprits, à partir de sa poussée première (Albert Camus)
Marseille - Ajo
Cesseras - Ajo
Les cabanes et la vue jusqu'à la mer - Ajo
Deux très beaux textes... et les peintures toujours superbes... Merci Amanda, merci Cathy
Rachid